Au cours des dix dernières années, le nombre de migrants dans le monde a augmenté de 23 % selon l’OCDE, du fait de la multiplication des conflits armés, des crises économiques ou encore des catastrophes naturelles.
Ces mouvements de populations impliquent fréquemment des femmes jeunes, et le nombre d’enfants nés de mères d’origine étrangère est en augmentation dans de nombreux pays. C’est le cas notamment en France, où ce phénomène concerne une naissance sur quatre.
La question de l’état de santé de ces femmes pendant la grossesse et dans ses suites a fait l’objet de différentes études scientifiques. Elle n’est pourtant pas réellement tranchée, car leurs conclusions divergent : certaines indiquent que les femmes migrantes courent un risque plus élevé, d’autres, non.
Pour comprendre l’origine de ces différences, nous avons effectué une revue systématique des travaux scientifiques portant sur la santé maternelle des femmes migrantes et non migrantes dans les pays à revenus élevés, doublée d’une méta-analyse, en nous focalisant sur les complications graves.
Nos travaux indiquent qu’il existe bel et bien des différences réelles de santé maternelle entre les femmes migrantes et non migrantes, qui varient non seulement en fonction du pays d’accueil, mais aussi du pays d’origine.
Une question importante pour les politiques publiques
Prendre en charge et suivre de façon optimale toutes les femmes enceintes représente un défi sur le plan organisationnel. La première étape pour le relever est de caractériser l’état de santé des femmes migrantes et de comparer leur niveau de santé au cours de la grossesse, pendant et après l’accouchement, à celui des femmes du pays d’accueil.
Lorsque de telles analyses sont menées, certaines études indiquent que le risque de mortalité maternelle et de morbidité maternelle grave (admission en unité de soins intensifs, hémorragie post-partum, crises d’éclampsie – des crises convulsives potentiellement fatales dans un contexte de maladie hypertensive de la grossesse, etc.) est plus élevé pour les femmes migrantes. D’autres travaux, en revanche, ne mettent pas en évidence de différence.
Jusqu’ici, on ne savait pas si cette hétérogénéité pouvait s’expliquer par des variations, selon les études, dans la définition de la catégorie "migrant" ainsi que dans la mesure des évènements graves de santé maternelle, ou bien si elle reflétait plutôt de réelles inégalités, selon le contexte des pays d’accueil. Avec, en creux, la question de savoir si certains contextes nationaux sont plus propices au développement d’inégalités de santé maternelle entre les femmes migrantes et non-migrantes, et si certains sous-groupes de femmes présentent aussi plus de risques.
Les réponses à ces interrogations sont importantes, car elles peuvent avoir des implications en matière de politiques publiques et de choix des mesures prioritaires à mettre en place pour favoriser un accès à des soins de qualité pour toutes les femmes.
Différences selon les pays d’accueil et d’origine
Pour prendre en compte le problème de l’hétérogénéité des définitions de la littérature scientifique, nous avons fait le choix de ne sélectionner que des études proposant une même définition du terme "migrantes" : des femmes nées dans un autre pays que le pays d’accueil où elles accouchent.
Les évènements de santé pris en compte dans notre analyse incluaient non seulement la mortalité maternelle, mais aussi les autres évènements graves de santé maternelle pendant la grossesse et jusqu’à un an après l’accouchement (en excluant les problèmes de santé mentale).
En analysant les 35 études incluses (sélectionnées à partir de l’examen de 2290 publications), nous avons constaté que le risque de mortalité maternelle ou d’évènements graves de santé touchant les femmes migrantes, par rapport aux femmes nées dans le pays, variait à la fois en fonction du pays d’accueil et de la région de naissance de la femme migrante.
Dans le détail, nous avons observé qu’en Europe, les femmes migrantes courent généralement un risque plus élevé que les femmes non migrantes, avec un taux de mortalité maternelle ou des problèmes de santé maternelle plus importants.
En revanche, ce risque ne diffère pas de manière significative aux États-Unis ou en Australie entre ces deux groupes. Il faut néanmoins souligner que dans ces pays, les inégalités de santé maternelle sont observées entre groupes ethniques, notamment entre populations noires et blanches aux États-Unis.
Notre travail montre par ailleurs que le terme de migrante recouvre une réalité complexe et multiple. Les femmes nées en Afrique subsaharienne, en Amérique latine et dans les Caraïbes ou en Asie, présentent ainsi un risque de mortalité ou d’évènements graves de santé plus élevé que leurs homologues nées dans le pays d’accueil. En revanche, ce surrisque n’est pas retrouvé pour les femmes migrantes nées en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Nos résultats soulignent donc qu’il existe des inégalités réelles de santé maternelle entre les femmes migrantes et non migrantes. Mais quelles en sont les origines ?
Différences dans l’accès aux soins : quelles hypothèses ?
Pour mieux comprendre ces inégalités entre femmes migrantes et non migrantes, il est nécessaire d’interpréter les données à la lumière du contexte du pays d’accueil et de ses politiques migratoires et de santé publique. Tout en gardant à l’esprit le fait que les femmes migrantes ne constituent pas un groupe homogène.
Différentes hypothèses ont été soulevées pour expliquer les inégalités propres à chaque pays et groupe de femmes. L’une d’entre elles s’appuie sur le fait que les femmes migrantes nées en Afrique subsaharienne, en Amérique latine, dans les Caraïbes et en Asie vivent généralement dans le pays d’accueil depuis moins longtemps que les femmes migrantes originaires d’autres régions.
De ce fait, elles sont plus souvent désavantagées par la barrière de la langue, l’absence de statut juridique, l’isolement social et les mauvaises conditions de logement. Ces facteurs pourraient se traduire par un accès plus difficile au système de santé, en particulier aux soins prénataux, dont on sait qu’ils sont plus souvent inadéquats, tant en quantité qu’en qualité, dans ces sous-groupes de femmes.
Une autre hypothèse est qu’il pourrait exister une discrimination à l’égard de certains sous-groupes de femmes migrantes, en raison de préjugés – conscients ou inconscients – chez certains professionnels de santé. Des femmes migrantes présentant des singularités physiques (par exemple, le fait d’avoir la peau noire) ou culturelles (signes religieux…) pourraient ainsi être prises en charge différemment. Par exemple, une certaine sémiologie culturaliste a pu attribuer, sans fondements scientifiques, aux personnes nées sur le pourtour méditerranéen une propension à manifester exagérément la douleur, phénomène qualifié de "syndrôme méditérranéen".
Si nous voulons favoriser un meilleur accès à des soins de qualité pour toutes les femmes, ces hypothèses doivent toutefois être rigoureusement testées et validées par des études conduites dans chaque contexte national, afin de pouvoir ensuite proposer des solutions pertinentes et adaptées.
Dans cette perspective, nous avons mené plusieurs travaux pour mieux comprendre la situation française et les mécanismes derrière les inégalités propres à notre pays.
La situation en France
Dans deux études, nous nous sommes par exemple intéressés au statut légal des femmes migrantes, et à l’association entre ce statut et le suivi prénatal d’une part et la morbidité maternelle sévère d’autre part.
Nos travaux révèlent que les femmes sans-papiers constituent le sous-groupe de migrantes le plus exposé au risque de complications maternelles graves, alors même que la prévalence des facteurs de risque somatiques ne semble pas plus élevée dans ce sous-groupe. Cette observation suggère que leur interaction avec les services de soins maternels pourrait ne pas être optimale, comme en témoigne le fait qu’elles ont plus de deux fois plus de risque d’avoir un suivi prénatal sous optimal
Nous avons également publié des travaux explorant l’hypothèse d’une différence de soins non médicalement justifiés entre femmes migrantes et non migrantes, en matière de césarienne et de dépistage prénatal. Nous avons constaté que les accouchements par césarienne étaient beaucoup plus fréquents chez les femmes d’Afrique subsaharienne, sans qu’aucune raison médicale ne puisse l’expliquer. En ce qui concerne le dépistage prénatal de la trisomie 21, nous avons constaté dans une autre étude que les femmes nées hors de France, y compris celles bénéficiant d’un accès aux soins régulier, reçoivent moins d’informations et ont moins l’opportunité de faire un choix éclairé.
Afin de poursuivre dans l’exploration de ces inégalités et d’expliquer ces soins différenciés, nous sommes actuellement en train de finaliser un travail visant à étudier le rôle des biais implicites raciaux des professionnels de santé dans le champ de la périnatalité.
À l’heure où des dispositifs comme l’aide médicale d’état (le dispositif permettant aux étrangers en situation irrégulière et présents sur le territoire depuis plus de trois mois de bénéficier d’un accès gratuit aux soins, pour maladie ou maternité) sont remis en cause en France, et où les politiques migratoires se durcissent en Europe, il est selon nous important de mener ce type de recherche. En effet, seule l’obtention de données rigoureuses sur l’accès aux soins et la santé des femmes enceintes migrantes permettra d’éclairer les politiques publiques, afin d’éviter que des inégalités déjà importantes ne se creusent encore davantage.
Catherine Deneux Tharaux, Directrice de recherche, Centre of Research in Epidemiology and StatisticS (CRESS - Inserm/Université Paris Cité/Inrae), équipe ÉPOPé (Épidémiologie obstétricale, périnatale et pédiatrique) - coordinatrice de l’axe "Morbidité maternelle sévère", Inserm; Elie Azria, Professeur des Universités - Praticien hospitalier – Chercheur au Centre of Research in Epidemiology and StatisticS (CRESS - Inserm/Université Paris Cité/Inrae), équipe ÉPOPé (Épidémiologie obstétricale, périnatale et pédiatrique), Inserm et Maxime Eslier, Chercheur au Centre of Research in Epidemiology and StatisticS (CRESS - Inserm/Université Paris Cité/Inrae), équipe ÉPOPé (Épidémiologie obstétricale, périnatale et pédiatrique), Inserm
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.